André Abbou
‘Camus et une éthique
de l’urgence’
Camus s’est toujours méfié des constructions philosophiques.
Il savait qu’avec l’avènement des Sciences expérimentales
et l’accélération des progrès touchant à
Ia connaissance de l’Univers et à Ia substance même
de I’homme (Ia biologie moléculaire et Ia description du
génome humain sont dans le droit fil des projets de recherche
formés jusqu’en 1959 avant sa mort), le champ d’intervention
des écrivains raisonnant sur le sens du monde et de Ia vie humaine
s’était à Ia fois rétréci et spécialisé.
Rétréci, parce que I’implication des acquis scientifiques
sur Ia pensée relevait désormais des Scientifiques (Ex:
Jean Rostand et son Ce que je crois). Et spécialisé, parce
que les problèmes de ses contemporains face aux événements
massifs de I’histoire, matérialisée par les guerres
successives-1939-45; guerre de Corée, guerres de décolonisation
pour Ia France, guerre froide et danger de confrontation nucléaire-montraient
que I’homme n’en avait pas fini de chercher des raisons
de ne pas désespérer et de tenter de vivre aussi intensément
que possible.
Or les écrivains se parant du statut de Philosophe avaient renoncé
à exercer leur pensée sur les préoccupations essentielles
de leurs contemporains pour s’investir dans les querelles idéologiques
du moment: le marxisme, I’homme nouveau, les ” poubelles
de l’histoire “, et les millions de morts acceptés
au nom de “la nouvelle humanité " en germination.
La seule fois où il se risquât à raisonner sur le
sens de la révolte, pour dénoncer les mystifications et
les simplifications grossières opérées au nom d’un
idéal de justice et de protestation contre tout ce qui mutilait
l’homme, il l’apprit à ses dépens .L’homme
révolté fut l‘objet d’une dévaluation
au prétexte d’une incompétence à traiter
de ce qui dépassait Camus. Le duo Sartre-Jeanson entreprit un
procès où les mises en cause de l‘homme privé,
de I’écrivain et du penseur ébranlèrent I’estime
et l’intérêt que lui portait l’intelligentsia
française et ”progressiste”.
Camus avait toujours tourné en ridicule Ia propension d’une
bonne partie des intellectuels à vouloir traiter des problèmes
de la vie, à partir de systèmes d’idées préconçues,
qui ignoraient les réalités quotidiennes et les aspirations
des millions d’hommes. Ceux-ci cherchaient à comprendre
ce qu’ils faisaient dans un monde présenté comme
dépourvu de finalité et agité par Ia démesure
d’événements perturbant leurs existences quotidiennes
(voir L’impromptu des philosophes), ne trouvaient pas leur compte
dans les lectures des événements vécus que proposaient
ces intellectuels, et auxquelles il fallait consentir, au nom du sens
de l’histoire.
Camus plaçait sa réflexion sur un plan d’immédiateté
pragmatique et son œuvre au carrefour des préoccupations
et des questions qui agitaient Ia vie de ses contemporains, écartelés
entre leur vouloir vivre et leur souci de ne pas ignorer les tumultes
de leur temps .Qu’ai-je fait d’autre, disait- il, que de
raisonner sur les problèmes de mon temps?
C’est ce caractère ”primaire” des sujets mis
en scène dans ses œuvres, les destins et les réponses
aux conflits de conscience qui y apparaissent, qui fondent l’actualité
et l‘importance artistique du témoignage de Camus, face
aux jeunes générations.
Les querelles autour des sujets -phare de Ia” pensée révolutionnaire”
n’intéressent plus celles-ci , bien que les difficultés
à vivre dans des sociétés ”hyper-technologisées”
et les effets pervers de Ia mondialisation précarisent tous les
projets de vie individuelle. Ce qui émeut et agite encore les
sensibilités des jeunes générations, ce sont effectivement
les raisons de lutter contre tout ce qui mutile I’homme, et Ia
capacité de ce dernier à résister à tous
les vents de I’Histoire, pour affirmer, de façon précaire
, sa volonté d’aménager des espaces de vie où
I’on puisse « imaginer vivre heureux ».
Et ce , en dehors des modes pseudo philosophiques ou idéologiques
Vivre n’est pas un sport, mais un parcours d’endurance .Autant
avoir avec soi quelques cartes de lecture des itinéraires possibles
et des pièges à éviter.