Jean-Louis Meunier
‘Albert Camus dans le sillon de la Révolte’
L‘Homme révolté, publié en 1951 — c’est-à-dire
peu après la fin de la seconde guerre mondiale et pendant la
guerre d’Indochine et déjà les soubresauts en Algérie
— a suscité de vives polémiques. On peut même
se demander si elles sont terminées, tant ce livre est d’une
importance éthique inépuisable. Que, d’une certaine
manière, la violence polémique ait perdu de la vivacité
au profit de la réflexion plus « paisible » et génératrice
enfin de projets pacifiques, c’est indéniable. Cela ne
signifie pas pour autant que L‘Homme révolté soit
devenu une sorte de bréviaire de la révolte, un petit
livre rouge ou blanc, dont les principes seraient applicables à
n’importe quel événement plus ou moins douloureux
qui surviendrait de par le monde.
Nous devons lire ce livre selon une triple perspective : une réflexion
sur la révolte à un moment donné de l’Histoire
, une inscription de cette réflexion dans le sillon de Ia problématique
de la Révolte, et une invitation forte à réfléchir
sur, et à adapter notre conduite par rapport à , la révolte
comme activité de l’esprit de critique et d’implication
dans la vie politique (au sens étymologique) et pacifiée
par l’écoute d’autrui.
Écrire que Camus a tout « prévu » serait donner
de L‘Homme révoité l’image d’un «
fourre-tout événementiel et idéologique »
dans lequel on constaterait ce qui se passe et on réfléchirait
a posteriori, pour dégager des causes à partir de conséquences.
Mais proposer que L‘Homme révolté installe la révolte
au centre d’une éthique personnelle et collective devance
les événements : la cause potentielle devient prétexte
à maîtriser au mieux et à éradiquer la survenue
de conséquences désastreuses mais prévisibles.
C’est réduire au plus près de zéro l’intoxication
médiatique et donner toute sa place à la pré-vision.
Le référent n’est plus subi (quand il n’est
pas imposé...), le référent est immanent.
Lisons bien le titre de ce livre : ce n’est pas l’Essai
sur La révolte, mais L’Homme révolté. Le
premier mot, l’Homme, a une valeur majeure et première,
et on comprend encore mieux l’importance de la Préface
aux Maximes de Chamfort, écrite et publiée en 1944 par
Camus.
Si la réflexion sur la révolte à un moment donné
de l’Histoire a déjà donné et donnera matière
à de pertinentes études, les deux autres perspectives
méritent une attention liée à l’histoire
littéraire (la philosophie est aussi littérature). C’est
ce que nous avons déjà tenté de montrer lors des
Rencontres Méditerranéennes Albert Camus à Lourmarin,
en octobre 2000, par notre intervention consacrée à «
La Révolte et la Rue » (Ie projet contre projet Camus/Breton
et ses amis surréalistes, au-delà de la polémique
Sartre/Camus). Notre communication à venir s’intéressera
à « Camus dans Ie silion de la Révolte »,
après lecture des textes de Maurice Henry, Roger Gilbert-Lecomte
et René Daumal publiés en 1928 dans le n° 1 de la
revue Le Grand Jeu et celle de la revue Positions n°1 — La
révolte en question, cahier réalisé en février
1952 au Soleil Noir par François Di Dio et Charles Autrand. Il
ne s’agit pas pour nous de faire de L‘Homme révolté
l’hypo ou l’hyper-texte d’autres textes, mais d’essayer
d’établir une inscription de Camus, vraisembiablement excédé
par un entourage permanent de conflits et de mauvaise-foi, dans un sillon
et un espoir : celui de l’homme, révolté et engagé
dans Ie devenir humain. « La morale, ce grand tourment des hommes,
lui est une passion personnelle, et il en a poussé la cohérence
jusqu’à Ia mort », écrivait Camus en parlant
de Chamfort. Ce tourment, cette passion, cette cohérence : que
dire de plus? Il reste à les concrétiser.